Compte tenu de l’incertitude qui s’est installée, à raison des contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques, sur la portée des dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020, le Conseil d’Etat enjoint au Premier ministre de rendre publique l’interprétation de ces dispositions retenue par le gouvernement sur l’utilisation de la bicyclette pendant la période d’état d’urgence sanitaire.
Conseil d’Etat, 30 avril 2020, n°440179
Le Conseil d’Etat était saisi d’une requête de la Fédération française des usagers de la bicyclette, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, tendant notamment à ce qu’il soit enjoint au Premier ministre, au ministre de l’intérieur et à la ministre des sports, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, de publier, dans les vingt-quatre heures à compter du prononcé de la décision, sur leurs sites internet, sur leurs comptes sur réseaux sociaux (Twitter et Facebook) et par voie d’affichage un communiqué autorisant expressément l’utilisation du vélo pour tous les motifs de déplacement indiqués dans l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, en spécifiant clairement que le vélo à titre d’activité physique individuelle, est autorisé, et en retirant toute information contraire.
Pour rappel, sur le fondement des articles L. 3131-15 et L. 3136-1 du code de la santé publique, l’article 3 du décret du 23 mars 2013 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid 19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, modifié et complété à plusieurs reprises, interdit, en dernier lieu jusqu’au 11 mai 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile, à l’exception notamment des « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ».
La fédération soutenait que certaines autorités ministérielles, préfectorales ou d’administration centrale avaient, dans l’interprétation de ces dispositions qu’elles ont rendue publique, expressément exclu que les déplacements autorisés puissent, en particulier dans le cas de l’activité physique individuelle précitée, s’effectuer en bicyclette. Elle soutenait également que si d’autres autorités de l’Etat avaient publiquement indiqué que les moyens de déplacement restent libres, l’existence de prises de position contradictoires et l’absence de clarification entre ces interprétations divergentes est à l’origine de nombreux procès-verbaux de contravention dressés à l’encontre de cyclistes qui respectaient pourtant les dispositions en question, ainsi que de plusieurs décisions de maires ou de préfets interdisant, sans autre fondement qu’une interprétation erronée de l’article 3 du décret du 23 mars 2020, l’accès à certaines pistes cyclables.
Le Conseil d’Etat juge, en premier lieu, que l’usage, pour un déplacement qu’il autorise, d’un moyen de déplacement particulier, notamment d’une bicyclette, ne saurait, à lui seul, caractériser une violation de l’interdiction édictée par l’article 3 du décret du 23 mars 2020 et que la faculté de se déplacer en utilisant un moyen de locomotion dont l’usage est autorisé constitue, au titre de la liberté d’aller et venir et du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
Le Conseil d’Etat constate qu’il ressort des travaux de la cellule interministérielle de crise placée auprès du Premier Ministre, que l’interprétation des dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 retenue par le gouvernement, est la suivante :
- « ne sont réglementés que les motifs de déplacement et non les moyens de ces déplacements qui restent libres. La bicyclette est donc autorisée à ce titre comme tout autre moyen de déplacement, et quel que soit le motif du déplacement »,
- « les verbalisations résultant de la seule utilisation d’une bicyclette, à l’occasion d’un déplacement autorisé, sont injustifiées»
- les restrictions de temps et de distance imposées par les dispositions du 5° de l’article 3 privent en principe d’intérêt l’usage de la bicyclette pour un déplacement exclusivement motivé par l’activité physique individuelle et que, dans un tel cas, le risque plus important de commission d’une infraction liée au dépassement de la distance autorisée doit conduire, tout en en rappelant la possibilité juridique d’utiliser la bicyclette pour tout motif de déplacement, à « en dissuader l’usage au titre de l’activité physique ».
Néanmoins, le Conseil d’Etat constate également que, malgré l’existence de cette position de principe, plusieurs autorités de l’Etat continuaient de diffuser sur les réseaux sociaux ou dans des réponses à des « foires aux questions », l’information selon laquelle la pratique de la bicyclette est interdite dans le cadre des loisirs et de l’activité physique individuelle « à l’exception des promenades pour aérer les enfants où il est toléré que ceux-ci se déplacent à vélo, si l’adulte accompagnant est à pied », ainsi qu’un pictogramme exprimant cette même interdiction.
Le Conseil d’Etat en conclut que, compte tenu de l’incertitude qui s’est installée, à raison des contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques, sur la portée des dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020, particulièrement en ce qui concerne l’activité physique, quant à l’usage de la bicyclette et des conséquences de cette incertitude pour les personnes qui utilisent la bicyclette pour leurs déplacements autorisés, l’absence de diffusion publique de la position gouvernementale telle qu’elle résulte des travaux de la cellule interministérielle de crise, doit être regardée, en l’espèce, comme portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale justifiant que le juge du référé-liberté fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative et enjoigne au Premier ministre de rendre publique, sous vingt-quatre heures, par un moyen de communication à large diffusion, la position en question.
Le Conseil d’Etat rejette en revanche les conclusions de la Fédération tendant à ce qu’il soit enjoint à plusieurs autorités préfectorales de procéder à la réouverture de certaines pistes cyclables de leur département, dans la mesure où de telles conclusions ne relèvent pas de la compétence du Conseil d’Etat.
Le Conseil d’Etat rejette également les conclusions de la fédération requérante tendant à ce qu’il soit enjoint à l’autorité judiciaire d’interrompre toutes les poursuites engagées contre les cyclistes ayant fait l’objet d’un procès-verbal d’infraction aux dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 dans la mesure où il n’appartient pas au juge des référés d’adresser une injonction à l’autorité judiciaire.